CHAPITRE XII

Quelque part dans la forêt au bord de la rivière, un hibou marmonnait d’un ton plaintif. Le vent de la nuit se faisait mordant et je remontai le col de ma chemise pour gagner un peu de chaleur. Un chat en maraude descendit la rue sur la pointe des pieds ; il s’arrêta quand il m’aperçut et prit la tangente vers le trottoir opposé pour disparaître dans le noir entre deux maisons.

Avec le départ du barman, Woodman prit l’aspect et l’atmosphère d’une ville fantôme. Je n’y avais pas encore fait très attention mais, maintenant que j’avais du temps devant moi, je vis que la localité tombait presque en ruine – encore un de ces petits villages en train de mourir, mais nettement plus loin sur la route de l’oubli que ne l’était Pilot Knob. Le ciment des trottoirs éclatait de partout et, de place en place, des mauvaises herbes poussaient dans les fissures. Jamais repeintes, jamais réparées, les maisons exhibaient toutes les blessures de l’âge et leur architecture, si ce mot n’était pas trop flatteur, datait du siècle précédent. Il fut un temps, me dis-je – il devait y avoir eu un temps – où le village était flambant neuf et plein d’espoir ; une raison économique quelconque devait alors justifier sa fondation et son existence. Et cette raison, je le savais, ce devait être le fleuve, à l’époque où le fleuve était encore une artère commerciale, où les produits des fermes et des moulins étaient amenés au débarcadère pour être chargés sur les bateaux à vapeur, où ces mêmes bateaux à vapeur transportaient toutes les marchandises nécessaires aux habitants des campagnes. Mais le fleuve avait depuis longtemps joué son rôle économique et ses rives avaient été rendues à l’état sauvage de leurs basses terres. Le chemin de fer et les autoroutes à grande vitesse, les avions qui le survolaient à haute altitude, l’avaient dépouillé de toute signification sauf de la mission primitive et fondamentale qu’il remplissait depuis toujours dans l’écologie du pays.

Et maintenant, Woodman était comme un enfant perdu ; vis-à-vis des grands courants de la société moderne, le village stagnait tout autant que les eaux des innombrables petits bras de décharge qui poussaient leurs méandres loin du fleuve. Jadis lieu de promesses, peut-être même carrefour d’une importance immédiate, jadis peut-être prospère mais maintenant misérable, il s’accrochait obstinément à ce petit point qu’il occupait sur la carte (et encore, pas sur toutes les cartes), ce petit point qui représentait le foyer d’hommes et de femmes ayant perdu contact avec le monde. Le monde avait poursuivi sa marche triomphale, mais les petits villages agonisants n’avaient pas pris part au défilé. Ils s’étaient laissé endormir, ils avaient perdu le pas et peut-être ne se souciaient-ils plus beaucoup du monde et de ses autres habitants. Ils avaient gardé, ou recréé, ou perpétué à toute force un monde qui leur appartenait ou auquel ils appartenaient. Et, à la réflexion, je me rendis compte que définir ce qui s’était passé ici n’avait plus vraiment d’importance, car le village lui-même n’avait plus vraiment d’importance. Et je me disais que c’était une pitié d’en arriver là, car dans ces petits villages assoupis, oubliés du monde et répondant à l’oubli par l’oubli, existaient encore la tendresse et la compassion, le sens des valeurs humaines dont le monde avait bien besoin, mais qu’il avait presque entièrement perdu.

Ici, dans des villages comme celui-ci, des gens s’imaginaient encore entendre l’aboiement des loups-garous, tandis que le reste du monde tendait l’oreille à un bruit plus funeste, celui qui pouvait annoncer le coup de tonnerre de la mort atomique. À choisir, me semblait-il, le cri des loups-garous était sans doute le bruit le plus sain. Car, si le provincialisme des petits villages de ce genre était une folie, c’était une folie très douce, et même agréable, alors que la folie du monde ambiant était dépouillée de toute douceur.

Kathy allait arriver bientôt – du moins, je l’espérais. Si elle ne se montrait pas, ce serait compréhensible. Elle avait dit qu’elle viendrait mais, par prudence, je me répétais qu’elle pouvait toujours revenir sur sa décision. Moi-même, je ne m’en souvenais que trop bien, j’avais sérieusement mis en doute le texte de mon vieil ami et pourtant, à ce moment, j’avais plus de raisons de le croire que Kathy n’en avait aujourd’hui.

Et si elle ne se montrait pas, qu’allais-je faire alors ? Plus que probablement retourner à Pilot Knob, rassembler mes affaires et me mettre en route pour Washington. Mais je ne voyais pas très bien la véritable utilité de ce voyage. Le F.B.I. ou la C.I.A. ? Ou m’adresser à quelqu’un d’autre ? Quelqu’un qui m’écouterait et verrait dans mon récit autre chose que de pures divagations.

Appuyé sur le mur de la maison qui hébergeait le bar, je surveillais le haut de la rue, dans l’espoir de voir Kathy arriver très vite, lorsque je vis le loup descendre la rue au petit trot.

Il y a quelque chose chez le loup qui touche dans l’homme un instinct profond, venu d’un passé lointain, et déclenche aussitôt en lui un frisson de terreur, puis mobilise toutes ses forces pour sauver sa peau. Car il se trouve tout à coup devant un ennemi implacable, un tueur aussi terrible et cruel que l’homme lui-même. Il n’y a rien de noble chez ce tueur-là. Il est rusé, fourbe, brutal et inflexible. Il ne peut y avoir de compromis entre le loup et l’homme, car leur hostilité remonte trop loin.

Debout, le dos au mur, à la vue du loup sortant de l’obscurité au petit trot, je ressentis ce frisson de terreur, ce ralliement de toutes mes forces.

Le loup allait de l’avant, plein d’assurance. Rien de sournois chez lui, rien de furtif. Il allait à ses affaires et n’allait pas s’en laisser conter. Il était grand et noir, ou tout au moins paraissait noir dans la nuit, mais il était maigre, et avait un petit air d’avoir faim.

Je quittai la protection du mur et, ce faisant, je jetai un coup d’œil rapide aux alentours, à la recherche de quelque chose pouvant me servir d’arme ; là, sur le banc où le barman l’avait jetée, se trouvait la batte de base-ball. Je me penchai, saisis la batte et la soulevai. Elle était de bon poids, bien équilibrée et tenait bien en main.

Lorsque je ramenai mon regard sur la rue, il n’y avait plus un loup mais trois, en ligne de file, et tous trois trottaient avec la même assurance tranquille, avec la même certitude insolente.

J’étais immobile sur le trottoir, le poing fermé sur la poignée de la batte et, quand le premier loup parvint à ma hauteur, il s’arrêta et pivota pour me faire face.

Je suppose que j’aurais pu crier pour ameuter la ville ; j’aurais pu obtenir du secours. Mais l’idée de crier ne me vint pas à l’esprit. C’était une affaire entre moi et les trois loups – non, pas trois, car il y en avait davantage maintenant, sortant de l’obscurité au petit trot et descendant la rue.

Je savais que ce n’étaient pas des loups, pas des loups véritables, pas d’honnêtes loups nés et grandis sur cette honnête planète. Ces loups-ci n’étaient pas plus vrais que le serpent de mer n’avait été un vrai serpent de mer. Ces loups-ci, je les connaissais, Linda Bailey m’en avait parlé ; peut-être était-ce ceux-là mêmes que j’avais entendus la nuit précédente, lorsque j’étais sorti prendre un peu l’air. Linda Bailey avait parlé de chiens, mais ce n’étaient pas des chiens. Ces créatures étaient une vieille terreur qui remontait aux premiers jours de l’humanité, une terreur dont les hurlements se perpétuaient depuis d’innombrables siècles et ces siècles mêmes de terreur donnaient aux loups leur totalité et leur vérité concrète.

Exactement comme s’ils exécutaient un drill bien mis au point, les loups arrivaient au petit trot, s’alignaient sur les premiers et, d’une conversion, me faisaient face. Quand ils furent tous là, ils s’assirent comme si l’un d’eux avait aboyé un ordre, ils s’assirent sur un rang, dans une position identique, ils s’assirent bien droits, mais sans raideur, les pattes de devant bien repliées sous le corps, tous bien alignés. Ils restaient assis là, devant moi, et la langue leur sortait sur le côté de la bouche, et ils haletaient gravement.

Je les comptai : ils étaient exactement une douzaine.

Je déplaçai ma main sur la batte pour obtenir une meilleure prise, mais je savais qu’il n’y avait pas beaucoup d’espoir s’ils décidaient de me donner l’assaut. S’ils me donnaient l’assaut, j’en étais sûr, ils le feraient tous ensemble, comme ils avaient fait tout le reste tous ensemble. Une batte de base-ball, bien maniée, est une arme mortelle et je pourrais en abattre quelques-uns, mais je ne pourrais les abattre tous. En sautant de toutes mes forces, j’avais peut-être une toute petite chance d’attraper la potence de métal à laquelle l’enseigne du bar était suspendue, mais je doutais fort qu’elle pût tenir sous mon poids. Elle penchait déjà de façon alarmante et il était fort possible que les vis et les écrous qui la maintenaient s’arrachent du bois pourri à la moindre traction.

Il n’y avait qu’une chose à faire, me disais-je – tenir bon et accepter le combat.

Un instant, j’avais quitté les loups des yeux pour vérifier l’état de l’enseigne et quand je ramenai mon regard sur la meute, la petite monstruosité au crâne pointu se tenait à deux pas devant les loups.

— Je ne sais ce qui me retient de les laisser vous mettre en pièces, siffla-t-elle férocement. Là-bas, sur le fleuve, vous n’auriez pas dû cogner ainsi avec votre pagaie.

— Si tu ne fermes pas ta gueule, répondis-je, je vais te cogner avec cette batte de base-ball.

Elle en sauta de rage.

— Quelle ingratitude ! glapit-elle. S’il n’y avait pas les règles…

— Quelles règles ?

— Vous devriez le savoir ! C’est vous, les humains, qui les avez édictées.

Alors, un souvenir vint me frapper.

— Tu veux dire cette histoire à propos de « ceux qui résistent à trois sorts, ils arrivent à bon port » ?

— Malheureusement, piailla-t-elle, c’est bien ce que je veux dire.

— Puisque vous autres plaisantins avez échoué trois fois de suite, je suis tiré des flûtes ?

— C’est ça, dit-elle.

Je jetai un coup d’œil aux loups. Ils étaient assis là, langue pendante, comme s’ils me grimaçaient un sourire. Tout cela les laissait indifférents, je le sentais bien. Pour eux, c’était du pareil au même s’ils me déchiraient à belles dents ou s’ils reprenaient leur route, toujours au même petit trot.

— Mais ce n’est pas tout, dit la chose au crâne pointu.

— Tu veux dire qu’il y a un piège ?

— Oh, pas du tout. Il y a une question de simple chevalerie.

Je me demandai ce que la chevalerie venait faire là-dedans, mais je ne posai pas de question. Je savais qu’elle allait forcément me le dire. Mais elle voulait que je le lui demande ; elle n’avait pas digéré mon coup de pagaie et elle voulait prendre sa revanche en m’asticotant un peu.

Elle me jetait des regards féroces sous son épaisse frange de cheveux et elle attendait. J’assurai bien la batte de base-ball dans ma main et j’attendis à mon tour. Les loups appréciaient énormément la situation. Bien assis sur leur derrière, tous éclataient d’un rire silencieux.

Finalement, la petite monstruosité fut incapable de supporter le silence une seconde de plus.

— Vous avez résisté à trois sorts, dit-elle. Mais cela ne vaut que pour vous.

Là, elle me tenait et elle savait qu’elle me tenait ; elle avait bien de la chance d’être hors de portée de la batte de base-ball.

— Tu parles de Miss Adams ? demandai-je en m’efforçant de ne pas montrer mon émotion.

— Vous comprenez vite. Voulez-vous jouer le rôle du preux chevalier et prendre sur vous le péril qui la menace ? Sans vous, elle ne serait pas vulnérable. Je pense que vous lui devez bien ça.

— Je le pense aussi.

— C’est bien vrai ? s’exclama la créature, toute contente.

— Certainement.

— Vous prenez sur vous…

— Assez de discours. J’ai dit que j’étais d’accord.

Peut-être aurais-je dû prolonger la discussion mais, dans ce cas, je sentais que j’aurais perdu la face et je soupçonnais vaguement que ne pas perdre la face pourrait avoir une certaine importance dans ma situation.

Les loups se mirent debout et cessèrent de haleter. Maintenant, il n’y avait plus de rire dans leurs yeux.

Mon cerveau se lança dans un frénétique tourbillon d’activité pour saisir au vol l’une ou l’autre ligne de conduite pouvant me donner une chance de sortir de ce dilemme par un combat victorieux. Mais ce tourbillon tournait à vide. Je n’eus pas la moindre idée.

Les loups avancèrent lentement, résolus, tout à leur objectif. Ils avaient un travail à faire et ils avaient l’intention d’en finir au plus vite. Je reculai. Le dos au mur, ma position serait meilleure. Je fis tournoyer ma batte et ils arrêtèrent une seconde, puis ils reprirent leur progression. Le dos au mur, je les attendais.

Un cône de lumière frappa une maison sur l’autre trottoir et tourna vivement pour pointer dans notre direction. Deux phares aveuglants jaillirent de la nuit. Un moteur hurla sa plainte sous une brusque accélération et, perçant son cri, m’arrivèrent les hurlements de pneus torturés.

Les loups firent volte-face, s’aplatirent sur le bitume et restèrent ainsi une seconde, taches noires piquetant le double rayon de lumière, puis ils prirent le large, mais certains ne furent pas assez rapides et la voiture leur rentra dedans comme la charrue dans le sillon. On entendit le bruit atroce du métal qui mord dans la chair et l’os. Une seconde plus tard, les loups n’étaient plus là, disparus comme la chose au crâne pointu avait disparu au-dessus du fleuve après que mon coup de pagaie l’eut prise de plein fouet.

La voiture ralentit et je courus dans sa direction, aussi vite que j’en étais capable. Non qu’il y eût encore le moindre danger maintenant, mais je savais que je me sentirais plus à l’abri dans cette voiture.

Elle s’arrêta ; je parvins à la portière et je me laissai tomber sur le siège, puis je claquai la portière et je mis la sécurité.

— Première manche gagnée, dis-je. Il en reste deux.

La voix de Kathy tremblait.

— Première manche gagnée ? demanda-t-elle. Qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire ?

Elle essayait d’être désinvolte, mais elle n’y parvenait pas très bien.

Je tendis la main dans l’obscurité, touchai son bras et sentis qu’elle tremblait. Dieu m’est témoin qu’elle en avait bien le droit.

Je l’attirai vers moi et la tins contre ma poitrine ; elle s’accrochait à moi, et, tout autour de nous, la nuit vibrait de mystère et de terreurs ancestrales.

— Qu’est-ce que c’était que ces choses ? demanda Kathy d’une voix défaillante. Elles vous acculaient au mur et elles ressemblaient à des loups.

— C’en était, dis-je. Des loups bien particuliers.

— Comment, particuliers ?

— Des loups-garous. Du moins, c’est ce que je crois.

— Mais, Horton…

— Vous avez lu les notes, dis-je. Les notes que vous n’auriez pas dû lire. Vous devez donc être au courant.

S’écartant de moi :

— Mais ça ne peut être vrai, dit-elle de sa voix d’institutrice. Il est tout simplement impossible qu’il existe des loups-garous, des lutins et d’autres créatures de ce genre.

Je ris tout bas – ce n’était pas la situation qui me paraissait amusante, mais la véhémence de ses protestations.

— Elles n’existaient pas, lui dis-je, jusqu’à ce qu’un petit primate légèrement excentrique décidât de les imaginer.

Elle resta immobile un moment, le regard posé sur moi.

— Et ces loups étaient là, dit-elle.

J’acquiesçai de la tête.

— Oui, et ils m’auraient fait mon affaire si vous n’étiez pas arrivée à temps.

— J’ai roulé trop vite, dit-elle. Depuis mon départ, beaucoup trop vite pour ce genre de route. Je me reprochais d’agir ainsi, mais il me semblait que je devais le faire. Maintenant, je suis contente.

— Et moi donc ?

— Qu’est-ce qu’on fait maintenant ?

— On continue, on roule. Sans perdre de temps. Sans s’arrêter une minute.

— Gettysburg ?

— C’est là que vous voulez aller.

— Oui, bien sûr. Mais vous aviez parlé de Washington.

— Je dois arriver à Washington le plus tôt possible. Peut-être voudrait-il mieux…

— Et si je vous conduisais directement à Washington ?

— Si ça ne vous ennuie pas. Ce serait peut-être beaucoup plus sûr.

Et je me demandai où j’avais la tête. Comment pouvais-je garantir sa sécurité ?

— Alors, nous ferions mieux de partir. La route est longue. Soyez gentil, Horton, prenez le volant.

— Certainement, dis-je, et j’ouvris la portière.

— Non, ne sortez pas de la voiture.

— Je dois faire le tour.

— Changeons de siège à l’intérieur.

J’éclatai d’un rire moqueur. J’étais devenu terriblement courageux.

— Je n’ai rien à craindre avec ma batte de base-ball, dis-je. En outre, il n’y a plus rien dehors maintenant.

Mais je me trompais. Il y avait quelque chose dehors. Une chose qui escaladait la voiture et qui, au moment où j’ouvrais la portière, se hissait sur le capot. Elle pivota sur les talons et me fit face : la rage lui faisait danser une sorte de gigue. Sa tête pointue tremblait et ses oreilles également pointues battaient comme deux voiles sous le vent et faisaient tressauter le chaume épais de sa chevelure.

— Je suis l’Arbitre, glapit-elle à mon intention. Vous ne respectez pas les règles du combat. Pour des infractions aussi répugnantes, il doit y avoir une pénalité. Je vous inflige un blâme.

De colère, je lançai un coup de batte, à deux mains. Pour cette nuit, je n’avais que trop vu cet étrange personnage.

Il n’attendit pas le coup. Il avait déjà tâté de ma pagaie. Sa silhouette parut vaciller et s’évanouit de ma vue. Le moulinet de la batte siffla dans l’air vide.